Lettre à une génération “sacrifiée”

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Les 50 dernières années sont marquées par un double mouvement, contradictoire, dont on peut retrouver un précédent au 18ème siècle. D’une part, l’essor économique a été foudroyant. D’autre part, l’argent ne faisant sans doute pas le bonheur, les esprits sont devenus chagrins. Le masque grimaçant de nos années de prospérité laisse pantois. Faut-il désespérer ?

En 50 ans, la couleur s’est répandue sur les vêtements d’abord, les façades ensuite. Les vêtements de deuil noirs ont été remplacés par des habits colorés : ce fut la révolution des années 60. Le ravalement des façades des années 90 a fait disparaître les rues grises, les immeubles sales et noirs. Les femmes ont accédé enfin au confort ménager : la cuisine est devenue le refuge de la technologie, au confort bureautique : les machines à taper ont été remplacées par des ordinateurs (la terminologie est tout un programme !), à une égalité qui pose parfois des problèmes que l’élan à tout prix novateur avait cachés, et plus sûrement à une prise de pouvoir financier d’abord, puis économique, et enfin politique. La « longue marche » des femmes a vraiment commencé ; c’est un bouleversement, un changement radical, qu’il faut bien mesurer. La guerre n’est plus l’apanage des hommes : les outils modernes leur donneront les moyens de la mener. Il est une autre révolution sur la portée de laquelle l’Eglise catholique, apostolique et romaine ne s’est pas trompée : les méthodes contraceptives, la banalisation de l’avortement et de l’IVG, et surtout le préservatif, ont mis le sexe à la portée de toutes les femmes. Le droit au plaisir sans risque n’est plus l’apanage des « beaux messieurs ». Les progrès médicaux ont été immenses ; bien sûr les structures hospitalières ont du mal à suivre ; bien sûr, le sourire des infirmières, épuisées, manque parfois; mais nous vivons mieux; en conséquence de quoi, nous vivons de plus en plus vieux. Les gains d’espérance de vie traduisent notre enrichissement colossal ; ce sont des parts de marché prises sur le désespoir ; il faudra simplement savoir gérer cela, au plan pratique c’est à dire matériel, comme au plan psychologique. Nous vivons comme des rois : le confort pour tous est une réalité ; la baisse du coût des produits manufacturés est une heureuse nouvelle, peu important les délocalisations, dès lors que d’une part elles permettent à d’autres d’accéder au développement ou à sortir d’une situation de misère, et que d’autre part, il reste tant de produits à inventer que l’intelligence a de beaux jours devant elle et les pays déjà riches itou. Il reste des inégalités et de la misère, scandale toujours présent. Il ne faut pas biaiser le débat. Il y a eu un progrès matériel colossal, que l’on ne peut renier, ni nier; et il a profité à tous, et surtout aux plus pauvres, aux plus démunis. Il ne sert à rien de raisonner en termes d’égalité, qui est un leurre. Il s’agit de savoir si l’augmentation de richesse est partagée. et comment, dans quelles proportions, et si les proportions sont figées ou progressent au profit des plus démunis. Franchement, préféreriez- vous être paysan ou ouvrier du 19ème ?

Depuis 1960, il s’est opéré une grande transformation. Les agriculteurs sont devenus une toute petite minorité (500 000 !?) mais combien agissante, qui occupe terrain et préfectures, sait faire entendre sa voix, et obtenir des avantages. Il reste toujours un tréfonds nostalgique de la vie à la campagne « à l’ancienne », idéalisée, totalement déconnectée des dures réalités anciennes. Les cheminées d’usine ont disparu, les ouvriers aussi ; c’est en Asie, en Afrique, que la fabrication industrielle a trouvé preneur à moindre coût, à faible salaire. Les activités dites tertiaires, de service, se sont considérablement développées. Le tissu associatif est devenu première source de création d’emplois.

Le débat politique s’est métamorphosé. Il s’est popularisé. Toutes les couches de la société ont été invitées par les média à l’affût de l’insolite, du sensationnel, à exprimer leur opinion, faire partager craintes et espoirs. Le peuple a pris la parole. Bientôt nous assisterons à des consultations populaires par référendum télévisé, qui permettront des réactions de masse à chaud sur l’évènement, et pèseront très lourd sur les hommes politiques de plus en plus sensibles à leur image médiatique. Là se trouve l’écueil de la passion : qui saura garder la tête froide dans les moments d’émotion populaire ? L’opinion publique s’est construite au 18ème dans un petit cercle -de quelques milliers de personnes. C’est maintenant, audiométrie aidant, par millions que se comptent les opinions, bientôt les suffrages. La pression médiatique, utile, va s’accentuant ; et là naît le problème, le divorce nécessaire entre ceux qui expriment leurs idées et ceux qui prennent les décisions. Si le cercle du débat s’est élargi en nombre, en revanche le cercle des décideurs demeure toujours étroit. Ce sont quelques personnes qui prennent les décisions. Ce n’est pas de la loi que l’on peut attendre l’audace; il s’agit d’abord de gérer en bon père de famille, c’est à dire prudemment, c’est à dire avec un temps de retard. Jamais, la loi n’a été source d’innovation ; elle ne constitue qu’un cadre d’action, et n’est un progrès qu’en légitimant, « à l’ancienne », les pratiques et coutumes. Toutefois, expression d’un dynamisme collectif, elle peut, par des incitations fiscales, favoriser investissements et innovations. Colbert, suivant en cela Richelieu, en a donné l’exemple.

En fin de compte, tous les ingrédients sont réunis pour faire un peuple heureux.

Et pourtant, le bonheur n’est pas “dans le pré”. C’est là 1’immense paradoxe. La génération montante considère qu’elle est une génération sacrifiée à l’égoïsme de ses aînés, dont elle devra payer chèrement les retraites et les soins médicaux, une génération sacrifiée sur l’autel du libéralisme et du capitalisme qui sont incapables d’assurer le plein emploi, à telle enseigne que ceci expliquerait les manifestations contre le CPE et le « non » au référendum sur la constitution européenne, et au point que la suprême ambition pour ces jeunes est de devenir fonctionnaire. Ils ont déjà oublié, mais en ont-ils conscience?, que ce confort matériel, exceptionnel, fut le rêve de leurs aînés qui ont« marné dur» pour l’acquérir. Faut-il croire même qu’il leur faut à tout prix des difficultés, que le vague à l’âme est plus important que la satisfaction matérielle, que s’ils n’ont pas de difficultés, ils en chercheront ou en créeront. Il existe une sorte de langueur dont les médias se font 1’écho, un écho qu’ils amplifient. La morosité ambiante forme le fond d’un décor étrange.

Il est vrai que par une sorte de conjonction des malheurs, la dette publique est énorme, que le déficit du budget de l’Etat demeure à un niveau constant 3% du PNB, que le déficit de la sécurité sociale est abyssal, qu’il en est de même du régime d’assurance chômage, que le nombre des travailleurs actifs diminue alors qu’augmente le nombre des inactifs qu’il faut nourrir, loger et soigner, que les« privilégiés» sont légion, formant la cohorte de la nouvelle noblesse, cette fois administrative, sans que l’on puisse ou sache ou veuille réduire le nombre des fonctionnaires. Tout ceci traduit une évidence : le train de vie de la génération au pouvoir est trop élevé. Cela fait plus de 50 ans que cela dure ! pour combien de temps encore ? Et c’est la génération montante qui devra rembourser toutes les dettes : l’addition sera lourde. Pour ne rien arranger, la croissance est molle depuis des années : entre 1,5 et 2,5 % par an. La France est en queue du peloton européen, et bien loin des U S A dont on se moque tant et à tort. Notre compétitivité est en panne. Le différentiel de compétitivité assure plus sûrement notre déclassement, ou notre régression, que « l’ancien» différentiel d’inflation. La cause est différente, mais le résultat identique. Ce qui est grave, très grave, est que ce différentiel de compétitivité traduit une perte de créativité : la recherche scientifique ( en sciences «dures») manque d’hommes, de crédits, de volonté, et de résultats. L’exemple de l’industrie pharmaceutique est flagrant. Nous sommes supplantés par les laboratoires américains dans un domaine où nous fûmes longtemps « patron» ; les conséquences sont immenses.

Il est vrai aussi que le débat politique a, ces dernières années, manqué de clarté. Le discours des hommes politiques masque la réalité, la vérité. Le fossé entre les paroles et les actes est considérable. Les hommes politiques, conservateurs de gauche ou révolutionnaires de droite, manient tous la langue de bois. La « classe » au pouvoir depuis 30 ans porte une lourde responsabilité. Elle est directement à l’origine du désenchantement, et des mauvais résultats ; tous ensemble de droite ou de gauche, ils ont ensemble failli. Qui osera faire un état sans fards de la situation, annoncer des mesures de redressement obligatoirement drastiques et impopulaires, et surtout appliquer les mesures annoncées ?

Le privilège des gens riches est de pouvoir s’offrir le luxe d’une révolution, ou plus exactement du frisson d’une possible révolution. L’état pré-révolutionnaire n’est- il pas délicieux ? Chaque élection est l’occasion, dans les discours, d’une remise en cause du système, puis, à la suite des élections, de quelques réformes , révolutionnaires en 1981 avec les nationalisations, réformistes depuis et de moins en moins profondes. Le danger est grand, qui paralyse l’appareil économique et politique un an sur deux, des révolutions et contre réformes qui les neutralisent ; que de temps et d’énergie perdus.

La classe politique rêve d’élections. Les élections dominent le débat; il s’agit de prendre le pouvoir, de le conserver, et donc de séduire ; il ne s’agit pas de dire la vérité qui fâche – c’est là que se trouve le malheur. Le régime de l’alternance gauche – droite, aux allures romantico – révolutionnaires, depuis 25 ans, n’a rien arrangé. A la sortie, le crédit de la Maison France dans le « concert » européen, dans les rapports très durs issus de la mondialisation, a considérablement diminué. On peut le mesurer sur le plan de la politique étrangère où, malgré de brillants diplomates, nous ne brillons plus.

Les syndicats tiennent un langage qui n’est pas plus clair. Ils sont une force de contestation, et sont devenus un frein au changement. Or il se trouve qu’ils disposent d’étonnants privilèges au niveau de la représentation de la classe dite “ouvrière”, voire au niveau des embauches. Mais ce n’est pas tout : ils gèrent le budget social de la nation, dont le poids a considérablement enflé. Les syndicats, dans le débat, n’ont pas fait preuve d’imagination ; ils recherchent systématiquement l’affrontement, avec un discours passéiste, sans vision alternative. Ils sont toujours à la remorque du patronat-, ils critiquent et ne proposent jamais.

Il est vrai que d’aucuns, beaux esprits de l’intelligentsia française, ont su expliquer l’état dans lequel nous sommes, par la « crise » que nous subissons.

La « crise » est un gadget commode ; il fait partie de la sémantique du discours politique, qui permet à un responsable d’éluder sa responsabilité en détournant l’attention. Or l’état de crise n’est pas nouveau. La vie est mouvement ; c’est une succession de crises, qui nécessite une perpétuelle adaptation ; il n’est jamais d’état stable.
L’éternité, comme l’âge d’or, ne sont pas de ce monde. Pendant longtemps, le temps fut immobile, l’économie stable, l’avenir bouché. Les pauvres devaient davantage compter sur la charité que sur la croissance (les termes de croissance, progrès,… étaient inconnus, et n’avaient pas de signification concrète). Maintenant, le temps de l’économie de misère a été remplacé par le temps du développement. Et on parle de
crise !

Oui, il y a des secteurs en crise. Mais, une société dont la richesse croît globalement, n’est pas en crise. La crise des riches laisse pantois.

D’autres ont dénoncé la « mondialisation », autre moyen commode pour éviter de discuter des responsabilités vraies. Nous profitons largement de l’ouverture de notre marché et des marchés étrangers. Il n’est plus possible de fermer les frontières. La guerre se situe au niveau de la taxation des importations, de la limitation des quotas, et de la réduction des subventions.

Dernièrement, un autre bouc émissaire a été trouvé : la génération des papy boomers est coupable à l’égard de la génération montante. Voici une évidence qui ne résout rien. Il est certain que c’est cette génération qui a trop dépensé. Mais il n’y a pas lieu de la clouer au pilori . Elle laisse à ses enfants un formidable héritage de richesse ; pas de misère ni de pauvreté. Alors, si la génération montante doit participer aussi à l’effort, ce ne serait que justice.

Pour autant, il ne faut pas désespérer.

Il reste un bel héritage. Que de dettes créées en 20 ans, et que d’impôts prélevés et redistribués – le tableau est impressionnant. Mais, nous avons de l’argent, des economies, des réserves. Retranchez les dettes ; il reste quand même un sacré actif. Le patrimoine de la Maison France a cru de manière énorme : tous les étrangers se précipitent pour acheter maisons, châteaux, industries, et au prix fort.

Certes la comparaison avec les pays développés, américains ou européens, n’est pas à notre avantage. Certes, le fait que des pans entiers de l’industrie ou du commerce ont été abandonnés aux pays émergents (textile, chaussure … ) pour nous permettre de mieux vivre à bon marché, pourrait laisser penser que, peu à peu, ne nous restera plus que la fonction de guides d’un musée, que nous ne vivrons que du tourisme, étant entendu qu’après avoir vendu châteaux, églises, hôtels, nous garderons nos pavillons de banlieue et appartements hlm.

Nous possédons encore d’extraordinaires ressources. Tout n’a pas été vendu ; tout n’ a pas été bradé. La reconquête est possible, mais il faut bien préciser les termes. Il ne s’agit pas de reconquérir des marchés anciens, des filières anciennes, avec des moyens anciens. Il s’agit de conquérir des marchés nouveaux, avec une intelligence nouvelle.

Nous disposons d’un immense réservoir d’énergies. Nous avons une forte capacité de rebond. Que nous ayons, parait il, la meilleure administration du monde, n’est pas de nature à permettre la nécessaire contre-attaque. Il s’agit non pas d’administrer (il semblerait que nous soyons hyper administrés), mais de créer, d’inventer.

Nous avons surtout des intelligences vives, des mathématiciens, physiciens, chimistes, médecins. C’est dans les sciences « dures » qu’il faut chercher les sauveurs. Les sciences molles ne sont qu’administration (nécessaire à dose réduite), sans valeur ajoutée. La recherche, recherche fondamentale et recherche appliquée, joue un rôle essentiel. C’est la mise au point de produits nouveaux qui assurera le redémarrage; il n’y a, en ce domaine, ni vieille Europe, ni France décadente. Leur mise au point suppose des moyens, humains et financiers, importants. La recherche publique à fonds perdus n’est pas inutile, mais reste difficile à contrôler. Il faut inciter la recherche privée par des opérations de défiscalisation, lancer une vaste et vraie « croisade » au plan européen, une croisade « pour la science ».

Mais tout cela nécessite un souffle créateur, une volonté commune, une âme. La reconstruction porte sur un nouveau pays, sur de nouvelles bases. Il ne s’agit plus d’argent ; la finance suivra. Notre pays a connu, comme beaucoup d’autres, des moments d’enthousiasme, de cet élan qui a emporté les foules, cette foi qui soulevait les montagnes, une adhésion simple derrière un homme. Ce qui est frappant, est que chaque fois il n’était pas question d’argent, moyen accessoire. C’était d’abord un mouvement, un moment d’extase, un état d’esprit. Le discours faisait rêver. Il y a une part de merveilleux dans le rêve. Le rêve est une construction intellectuelle, dont nous n’avons pas les moyens. Tout n’est qu’imaginaire ; peu importe. Il faut à chaque individu un rêve et un projet ; il n’est pas de projet sans rêve. Il en est de même d’une nation, cet ensemble rassemblé sur un pays.

Oui, la crise est perpétuelle ! Alors, parlez nous d’amour !

Dominique Fleuriot, Docteur en droit, Avocat au barreau de Valence

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